“Marlboro Man”, ou la publicité selon Leo Burnett

9 août 2016

LES INVENTEURS DE L’ENTREPRISE MODERNE -Loin de la vie trépidante des créateurs de Madison Avenue, le publicitaire privilégia tout au long de sa carrière des campagnes simples, réalistes et proches du produit. A partir des années 50, le « style » Burnett, finira par s’imposer à toute la profession.

Elle est, encore aujourd’hui, considérée comme un modèle de publicité. Lancée en 1955, la campagne Marlboro Man changea totalement l’image des cigarettes à filtre. Jusqu’alors, seules les femmes en achetaient et en fumaient. En mettant en scène un cow-boy solitaire, elle « virilisa » ce produit dont les ventes, du coup, s’envolèrent. Entre 1954 et 1957, elles passèrent de 6,4 milliards à près de 20 milliards de cigarettes ! C’est alors, dans la seconde moitié des années 1950, que Marlboro s’imposa comme la marque de cigarettes la plus vendue au monde. Au siège de la compagnie Philip Morris, propriétaire de la marque, on avait toutes les raisons de se féliciter d’avoir fait appel, pour cette campagne, à Leo Burnett…

En 1999, « Time Magazine » a classé le publicitaire parmi les 100 personnes les plus influentes du XXe siècle. Une distinction très largement méritée : à la tête de son agence – aujourd’hui partie intégrante du groupe Publicis – Leo Burnett signa en effet quelques-unes des campagnes les plus célèbres de l’histoire de la publicité et créa des personnages devenus de véritables icônes, à l’image de Géant Vert pour le groupe agroalimentaire Minnesota Valley Canning Company, de Tony le Tigre pour Kellogg’s ou bien encore de Pillsbury Doughboy pour le fabricant de biscuits et de glaces Pillsbury. Tout au long de sa carrière, il privilégia des campagnes simples, réalistes et proches du produit, rompant ainsi avec les codes en usage dans la profession.

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Leo Burnett se familiarise avec la publicité depuis son plus jeune âge lorsque, après l’école, il regarde son père rédiger de petites campagnes pour faire la promotion des produits qu’il vend dans son magasin de nouveautés. Nous sommes à Saint Johns, dans le Michigan, où lui-même est né 1891. A ce moment, la publicité est très largement utilisée dans l’industrie et la grande distribution. D’importantes agences existent, et certaines depuis très longtemps, comme N.W. Ayer & Sons, la plus ancienne agence des Etats-Unis – elle a été fondée à Philadelphie en 1867 – mais aussi la première à proposer une offre multiservice. Les agences les plus anciennes sont installées à Philadelphie qui a connu, à partir des années 1860, une industrialisation très rapide. Les plus récentes, elles, sont à New York, la capitale économique et financière des Etats-Unis qui accueille un très grand nombre de sièges sociaux. Mais Saint Johns est bien loin de la côte Est… Pour l’heure, ce n’est pas à la publicité mais au journalisme que s’intéresse le jeune Leo Burnett. Lycéen, il gagne sa vie comme reporter pour un journal local. En 1914, après des études de journalisme à l’université de Chicago, il intègre la rédaction du journal de Peoria, dans l’Illinois. Son rêve est alors de rejoindre le prestigieux « New York Times ». Mais sur la côte Est, on ne s’intéresse guère au profil de ce journaliste débutant sans référence et qui n’a rien écrit encore de très marquant. Ce n’est pas la dernière fois que Leo Burnett échouera à se faire une place à New York…

En 1917, se sentant un peu à l’étroit à Peoria, il s’installe à Detroit, où il est embauché par le constructeur automobile Cadillac. Sa mission : rédiger le journal interne de l’entreprise. C’est alors qu’il fait la connaissance de Theodore MacManus, « le plus grand publicitaire de tous les temps et mon mentor », comme il le dira plus tard. Ancien journaliste, MacManus a fini par fonder sa propre agence et est devenu le publicitaire attitré de Cadillac. C’est lui qui, en 1915, alors que le constucteur était attaqué par un concurrent sur l’un de ses modèles, a rédigé le célèbre encart « The Penalty of Leadership » (« La rançon du leadership »), considéré comme l’une des plus grandes publicités de tous les temps. Sans jamais citer Cadillac ni son détracteur, MacManus y expliquait qu’un leader suscitait toujours l’envie et la jalousie mais que son envie de se surpasser restait toujours intacte, « malgré les critiques et les clameurs des envieux ». C’est MacManus qui fait découvrir à Léo Burnett le rôle essentiel de la publicité en cette époque de consommation de masse naissante ; lui encore qui lui apprend l’importance du mot simple mais juste ; lui enfin qui le convainc de rejoindre les services publicitaires de Cadillac, services dont le jeune homme finit par prendre la direction en 1919. A vingt-huit ans, Leo Burnett est entré dans le monde la publicité. Il n’en ressortira plus…

Astuces, jeux de mots et allusions : les secrets du « warm sell »

Durant les seize années qui suivent, il multiplie les expériences : chez le constructeur d’automobiles LaFayette d’abord, fondé par des anciens de Cadillac et dont il supervise la publicité. Enthousiasmé par l’aventure, Burnett emprunte même 3.000 dollars à la banque pour acheter des actions de l’entreprise, somme qu’il doit rembourser en 1924 lorsque les modèles sont retirés de la vente ! On le retrouve ensuite chez Homer McGee, une agence de publicité d’Indianapolis pour laquelle il supervise tous les budgets automobiles. C’est son premier emploi en agence, l’un des plus formateurs aussi. Il y apprend notamment la différence, classique dans le monde de la publicité, entre le « hard sell » – un type de campagne utilisant des phrases directes et agressives – et le « soft sell », qui privilégie des messages plus doux, plus amicaux et plus subtils. C’est également là qu’il forge son propre concept : celui de « warm sell », qui fait la part belle à l’émotion et à la complicité avec le produit. En 1930, s’estimant prêt à franchir une nouvelle étape dans sa carrière, il contacte les principales agences publicitaires de New York dans l’espoir de se faire recruter. Toutes lui adressent une fin de non-recevoir. Déçu, Leo Burnett quitte alors Homer McGee pour une agence de Chicago, Erwin Wasey. Il y occupe, cinq ans durant, les fonctions de directeur artistique. En 1935 enfin, il décide de se mettre à son propre compte et crée, avec 50.000 dollars, The Leo Burnett Company. Installée à Chicago, elle compte une poignée d’employés, tous venus d’Erwin Wasey.

Les débuts sont difficiles. A cause de la crise économique bien sûr, dont les Etats-Unis sont loin d’être sortis et qui a eu pour effet de réduire les budgets publicitaires ; mais aussi en raison de l’éloignement de Chicago. En ce milieu des années 1930, tous les acteurs qui comptent dans le domaine de la publicité sont en effet implantés à New York, et plus particulièrement sur Madison Avenue. Ce sont eux qui captent tous les grands budgets et dirigent les grandes campagnes. A Chicago, l’agence de Leo Burnett parvient certes à signer avec quelques grands groupes, comme Hoover et Minnesota Valley. Mais les revenus ne sont pas au rendez-vous : la première année, le chiffre de l’agence atteint péniblement le million de dollars. Une misère pour le secteur…

Ce qui va faire de cette petite agence sans beaucoup d’envergure l’un des géants de la publicité aux Etats-Unis et de son fondateur une figure marquante du secteur est une façon nouvelle de concevoir les campagnes de publicité. Est-ce parce que Chicago est loin de New York et que les comportements et les « codes » de communication y sont très différents, plus simples, voire plus terre à terre ? D’emblée, Leo Burnett se détourne en tout cas des pratiques en usage chez ses concurrents de la côte Est. Les campagnes pour les produits de grande consommation sont alors très élaborées : les astuces, les jeux de mots et les allusions – y compris d’ordre sexuel – y sont légion. Les plus importantes s’accompagnent même de concours permettant de gagner des cadeaux. Leo Burnett, lui, veut faire simple : il veut redonner la parole au produit, en souligner, par des mots bien choisis et immédiatement compréhensibles, les atouts ou les caractéristiques, créer une forme de complicité entre ce produit et le consommateur. Où l’on retrouve le concept de « warm sell »… Cette approche convient d’ailleurs parfaitement au publicitaire. L’homme, en effet, a des goûts simples. Marié depuis 1918 et père de trois enfants, il accorde une très grande importance à la vie familiale. Sans doute travaille-t-il beaucoup : tous les jours, le dimanche inclus, et souvent jusque tard le soir. Mais il a ses rites : Noël est ainsi un jour sacré, qu’il ne manque pour rien au monde. Et lors de ses vacances, il est interdit de le déranger. Au bureau, il reste accessible, présidant avec bonhomie les comités de création où toutes les publicités, de la plus anodine à la plus importante, lui sont présentées.

C’est cet homme dont la vie ne ressemble en rien à celle, infiniment plus trépidante, de ses homologues new-yorkais qui, en 1940, signe sa première vraie campagne pour le compte de l’Institut américain de la viande. Les affiches, sur fond rouge, représentent de splendides tranches de filet de boeuf ou des côtes de boeuf accompagnées de quelques ustensiles, un couteau ou une fourchette. « Vous avez raison de manger de la viande car c’est plein de bonnes choses » : le slogan est d’une grande simplicité. Cette campagne marque une véritable rupture. C’est en effet la première fois que de la viande brute est présentée « au naturel » et sans artifice dans une publicité. La première fois aussi qu’un slogan pour ce type de produit ne comporte ni allusion ni jeu de mots. Burnett a voulu faire passer un message dépourvu d’ambiguïté : les consommateurs doivent manger de la viande car elle est bonne pour eux et pour leur famille. Il fait de ce produit un « ami » de tous les Américains… L’effet est immédiat : en l’espace de quelques semaines, les ventes de viande aux Etats-Unis connaissent une croissance spectaculaire. Le chiffre d’affaires de l’agence Leo Burnett aussi : en 1940, il atteint 10 millions de dollars. Cinq ans plus tard, à la fin de la guerre, il est de 22 millions de dollars. Il sera de 55 millions de dollars en 1955.

Le Géant Vert et les valeurs de « l’Amérique profonde »

Leo Burnett a trouvé son style. Un style fondé sur « l’éloquence visuelle » et où les images, loin de tout artifice de langage ou de montage et de toutes promesses dépourvues de contenu, doivent « réveiller les émotions de base et les instincts primitifs des consommateurs ». Ces idées-là finiront par s’imposer à toute la profession. Elles accompagneront l’essor de la consommation de masse et serviront de « standard » pour l’ensemble du secteur durant les années 1960 et une partie des années 1970. A partir des années 1950, l’agence de Leo Burnett, que ses publicités pour l’Institut américain de la viande ont rendue célèbre, enchaîne les grands budgets : pour Kellogg’s, Procter & Gamble, Campbell Soup, Pillsbury et Marlboro notamment. Pour ce publicitaire que fascine la force des images et dont les intuitions, bien plus que la lecture d’interminables études marketing, guident les créations, la télévision, qui envahit les foyers américains dans les années 1950, constitue un média de choix. Elle permet en effet de bâtir, autour des produits, de véritables histoires en images. Ces produits, le publicitaire ne se contente pas de les montrer tels qu’ils sont : il les rattache à des valeurs, celles de « l’Amérique profonde » qui sont en grande partie les siennes. Le personnage de Géant Vert reprend ainsi une figure du folklore américain, tout comme Marlboro Man revisite le mythe du cow-boy…

Leo Burnett dirige son agence pendant plus de trente ans. En 1967, sur le point de prendre sa retraite, il prononce un discours devenu légendaire dans l’agence sur le thème : « Quand retirer mon nom de la porte ». Il y développe sa philosophie de la publicité. Durant les quatre années qui suivent, le publicitaire continue à se rendre régulièrement à son bureau. Il meurt le 7 juin 1971 d’une crise cardiaque dans la ferme de l’Illinois qu’il s’était achetée des années plus tôt.

Tristan Gaston-Breton Historien d’entreprises, Les Echos